Bienvenue dans la fosse du futur. Prune Nourry
Prune Nourry, Contemporary Archeology – 12 janvier – 4 mars 2017, à la Galerie Templon, Bruxelles. Paru sur la Revue Inferno, le 2 février 2017.
Bienvenue dans la fosse du futur
Une armée pour la postérité
En 1974, l’armée en terre cuite ensevelie près du tombeau de l’empereur Qin fut découverte alors qu’une fratrie de paysans de Xi’an cherchait à creuser un puits. Les milliers de soldats grandeur nature, accompagnant l’empereur dans son voyage vers l’éternel, furent considérés comme une découverte majeure classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Les quelques huit milles guerriers, leurs armes et leurs chars représentaient autant la force d’un Empire naissant, il y a plus de 2200 ans, qu’une base de données exceptionnelle pour comprendre cette période, tant sur les plans militaires et économiques, que culturels ou politiques. En 1979, le site fut ouvert au public à l’occasion de la fête nationale chinoise, l’année même où le pays imposait sa politique de l’enfant unique. Ainsi, se jouait d’un côté la revenance d’une armée de fantômes, symbole d’un Empire unifié. D’un autre se posaient les conditions d’un infanticide programmé à la faveur des garçons, la tradition chinoise voulant qu’une fille soit « perdue » pour ses parents biologiques au moment de son mariage.
Sensible aux questions bioéthiques et à ses dérives eugénistes, Prune Nourry trouva dans les Terra Cotta Warriors une allégorie à ces milliers de filles « jamais nées » et créa sa propre armée de terre cuite. Les 108 guerrières élaborées sur la base de huit orphelines chinoises suivent le modèle de fabrication des soldats de Xi’an. Réalisées avec l’aide d’un artisan de la région, les statues sont le fruit de combinaisons de moules et d’ajout d’argile, afin de préserver leur unicité et la richesse des détails. De sorte que chacune semble avoir sa propre singularité, sa propre histoire de l’abandon.
Initié en 2013, le célèbre projet Terracotta Daughters fit le tour du monde, de Shanghai à Mexico, en passant par Paris, Zurich et New York. Silencieuses et immobiles, les statues alignées dans les institutions portaient un même message d’espoir et de résistance, jusqu’à ce qu’elles soient enterrées dans une zone gardée secrète en Chine. The Earth Ceremony eut lieu le 17 octobre 2015, soit à peine 12 jours avant l’abandon complet de la politique de l’enfant unique par le pays. Les pièces dorment désormais sous des tonnes de terre et attendent l’année 2030, considérée par les sociologues comme le point d’acmé du déséquilibre entre les sexes, pour être exhumées. Non contente de dénoncer et de se faire l’archiviste d’une politique d’avortements massifs, Prune Nourry créa un véritable site archéologique contemporain pour les mémoires du futur qui révélerait, comme les soldats de terre cuite, bien d’autres mystères.
De l’atelier au laboratoire, une recomposition politique des corps
Pour sa première exposition personnelle en Belgique, à la galerie Templon, Prune Nourry déploie les vestiges de son projet Terracotta Daughters, au travers d’une mise en abyme, tout à la fois archéologique et fictionnelle.
Accueilli par les huit fillettes originales en terre cuite, le spectateur foule les pas d’une fosse exhumée. Hiératiques et prostrées devant la photo de l’ensevelissement de leurs sœurs, les statues font office de mémorial, sorte de sanctuaire où se télescopent le passé, le présent et le futur. Nous sommes en 2030, la galerie est transformée en un site archéologique, l’espace immaculé est recouvert de tonne de terre et semble avoir été creusé par une pelleteuse. Moules, masques, bustes, photos et projections vidéo, originaux et copies composent les coulisses d’un atelier dont la patine artisanale est le pendant archaïque d’un laboratoire imaginaire de la fécondation in vitro.
Manière ingénieuse de faire prospérer son projet afin d’en financer de nouveaux, la force de proposition de Prune tient à l’évocation d’un parcours immersif qui acte les archives du projet et les plonge dans une politique du futur. Le spectateur devient ainsi archéologue et découvre les reliques de la fabrication des fillettes, des œuvres finies aux processus de création ayant conduit à leur élaboration. Nous sommes en 2030, la politique de l’enfant unique n’a jamais cessé, le déséquilibre entre les sexes est à son comble, les avortements sélectifs et les stérilisations sont légalisés, les enfants cachés par peur de représailles toujours plus nombreux, et le trafic d’être humain tentent de fournir des femmes aux hommes célibataires. Le scénario frôle celui des films de science-fiction, pourtant la tendance à la sélection des sexes dans de nombreuses parties du monde poursuit son cours.
Ici, les visages ont la noblesse du bronze ou la fragilité du plâtre qui s’effrite. Les masques paraissent semblables à des peaux, animées par une projection leur donnant l’illusion d’une respiration artificielle. Les moules deviennent les armures d’une armée rejouant le mythe de Pygmalion ou de la Genèse. Pris dans un même geste sculptural, les photographies de même que le documentaire vidéo sont également mis en scène. Projeté dans une sorte de bac de terre, à même le sol, le dispositif rappelle les fosses et redouble la scénographie de la galerie. Une forme de vie nouvelle semble voir le jour pour ces huit filles, matrices des 108 guerrières inhumées pour plusieurs années. Leur abandon volontaire dans une fosse survit grâce à leurs sœurs de terre, véritables anges gardiens de toutes ces vies ôtées. Elles sont les garantes d’une mémoire vivante, enterrées comme le furent les 48 concubines du défunt empereur ou les centaines de milliers d’ouvriers sacrifiés et emmurés vivant dans le mausolée, afin d’en conserver le secret.