Matérialité pelliculaire
• Matérialité pelliculaire, Thomas Devaux, Lukas Hoffmann, Laurent Lacotte, Thomas Manneke, Olivier Metzger, Paris Photo, Galerie Bertrand Grimont, octobre 2018.
L’humain s’est retiré au profit de lieux de consommation, de friches ou d’architectures de façade qui af- firment leur présence par une matérialité de surface. La photographie contemporaine impose désormais au regard une frontalité qui ne concerne plus tant ce qui est photographié que son reflet devenu opaque, abstrait, géométrique ou narcissique. Ce n’est plus l’objet placé devant l’appareil qui fait sujet, mais le pro- tocole déterminé par le photographe qui acte sa propre visibilité.
Dans la série Rayons de Thomas Devaux, le sujet et le procédé photographique se rencontrent dans un in-discernable qui tient lieu de titre. Les rayons évoqueront autant les étals des supermarchés que la technique optique utilisée pour dilater chromatiquement les faisceaux lumineux. Picturales, ses photographies n’en- registrent plus de manière mécanique le monde, mais construisent photographiquement leur objet. Elles hypnotisent le regard dans une sorte de perception-consommée devenue une finalité en soi. Le spectacle de notre propre vision érigée comme visée se consume alors, ainsi qu’en témoignent les visages spectraux de la série The Shoppers, mais recouvre, dans le même temps, une certaine sacralité qui invite à un infini méditatif, un au-delà de l’image.
Tandis que les séries de Devaux évoqueront les toiles abstraites et contemplatives d’un Rothko, Thomas Menneke revisite, lui, les nymphéas de Monet. Les contrastes exacerbent la texture de la photographie et la fluidité originelle, si propice à l’immersion dans l’image, se solidifie dans un espace compact, sans horizon ni bord. La matérialité de la photographie devient une abstraction renforcée par un noir profond qui s’impose en douceur et fait signe vers un absolu. Les scintillements de l’eau et les occurrences miroïques ont été ab- sorbés, littéralement métamorphosés en une densité impénétrable.
Lukas Hoffmann clôt également le regard sur un plan de surface opaque et sans horizon. Ici la photogra- phie est pensée comme un objet-tableau unique, dont les arrêtes saillantes de l’architecture ou des ombres organisent des lignes de fuite géométriques. À la profondeur de champ, Hoffmann privilégie un agence- ment horizontal, où l’alignement des panneaux, tout en s’inscrivant dans la tradition du panorama, piège le regard. Ce dernier n’a d’autre échappatoire que de filer par les côtés, que de sortir des cadres et des limites imposées par l’objectif. Ainsi peut se renouveler notre rapport au paysage, si tant est que ce dernier se définit d’abord par les limites et les cadres que nous apposons sur la nature.
Dès lors que le regard peut fuir par les marges, le hors-champ prend le relais et la dimension narrative s’in- vite dans l’image. Olivier Metzger développe une pratique de l’errance et de l’étrange plus proches des dispositifs cinématographiques que photographiques. De la pénombre à l’utilisation d’un flash insolent se condense une forme de suspense qui met en scène le temps. L’on se surprend alors à compléter la drama- turgie de l’image et à en prolonger sa durée par un avant et un après. Un avion qui décolle pourra dès lors éveiller une critique de l’industrie du tourisme comme réveiller l’imaginaire des films hollywoodiens.
La photographie contemporaine a perdu sa spécificité pour se réinventer dans la porosité des pratiques pic- turales ou cinématographiques. Tout en problématisant son sujet, elle a fait de sa matérialité et de sa vision une finalité qui déborde et déplace son cadre d’action. Elle se fait enfin avec Laurent Lacotte le support pelliculaire d’un ready-made sculptural. Attentif à l’ironie des situations, si ce n’est à l’idiotie du réel, Lacotte invente une poésie du voir qui renouvelle sans prétention l’imagerie amateur, telle qu’on la rencontre sur Instagram. Se détachant d’un ciel sombre, les ballons font échos à un pan de l’histoire de l’art qui résonne malicieusement avec des questions tant sociales que spéculatives.
Chacune de ces images mettent en dialogue, voire en tension, le détail et la totalité, le point et le plan, la forme et le fond : la photographie comme surface et construction d’une part, les enjeux de la globalisation et du divertissement d’autre part. Mais de manière plus singulière se dégage de chacune d’entre elles une sorte de désillusion du réalisme au bénéfice d’une exploration renouvelée de la matérialité de l’image.