Stéphanie Sagot. Quand la vie prend le large
Quand la vie prend le large, Stéphanie Sagot, dans le cadre de l’exposition Supermâle et autres tératologies marines, La cuisine, mars 2020.
S’il y a bien une chose que l’histoire de l’évolution nous a apprise, c’est que la vie ne peut pas être contenue. La vie prend le large, la vie conquiert de nouveaux territoires, elle renverse toutes les barrières. C’est parfois pénible, c’est parfois dangereux, mais... enfin..., c’est comme ça.
– Vous insinuez qu’un groupe composé exclusivement d’animaux femelles peut se reproduire ?
– Non. Je dis simplement que la vie trouve toujours un chemin.
C’est ainsi que le Professeur Ian Malcolm résume, cynique et espiègle, une autre histoire de la genèse de la vie. De Ève goûtant le fruit défendu à Pandora ouvrant la jarre contenant tous les maux de l’humanité, de la chasse aux sorcières à Jurassic Park, les femmes et les femelles ont toujours désigné, en Occident comme ailleurs, l’accident ou le danger menant à la chute de l’homme. Elles sont des bouches susceptibles de donner naissance à de nouvelles bouches à nourrir. Elles enfantent des processus de migration de la vie. Dans le Disneyland génétique porté à l’écran par Steven Spielberg, la stérilité imposée aux femelles pose le ton des valeurs mâles qui s’y lovent. Elle excite le tabou. Le parc circonscrit la reproductibilité, il fait du modèle une copie qui élimine la sélection de parentèle pour une sélection artificielle, monnayable et exploitable.
Il n’est pas anodin de revenir, près de 15 ans après avoir posé les premiers jalons d’un projet de vie, dans l’enceinte où tout a débuté. Fondatrice et directrice artistique de La cuisine (2004-2015), et désormais artiste-associée depuis 2016, Stéphanie Sagot déploie l’imaginaire des semences et porte un regard généalogique sur une œuvre qui doit d’emblée s’entendre comme totale, si ce n’est tentaculaire. Artiste glitchant le réel avec son simulacre gémellaire dans La cellule (Becquemin&Sagot), promotrice ou ministre autoproclamée avec Suzanne Husky du Nouveau Ministère de l’Agriculture, enseignante-chercheuse, femme et mère, Stéphanie Sagot nous plonge, dans sa dernière exposition à La cuisine, dans « un songe qui parle d’où l’on vient et qui regarde vers où l’on va ». L’ombre de Jurassic Park plane telle une parabole qui accompagne ses recherches, en nous permettant de mieux sauter dans le bain des blockbusters du réel.
Supermâle et autres tératologies marines conte un récit intime qui tisse et tire les fils de ses préoccupations écoféministes, où art, environnement et alimentation métabolisent des fictions spéculatives. Fille et petite-fille d’ostréiculteur, l’artiste s’adresse à son fils, Ulysse, et en appelle à notre mètispour élaborer des stratégies de rapport à la nature d’un nouvel ordre. Pour ce faire, elle invite d’autres protagonistes au débat : Supermâle est une huître « tétraploïde », à quatre jeux de chromosomes, destiné à ensemencer des huîtres normales « diploïdes », afin de produire des huîtres « triploïdes », à trois exemplaires de chaque chromosome. Breveté et vendu plus de 1000 euros aux écloseries, Supermâle est un supergéniteur de naissains d’Organismes Vivants Modifiés (OVM). Sa progéniture, hybride et stérile comme une mule, propagée dans l’hexagone par l’IFREMER (Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer) peut alors être commercialisée toute l’année. D’ordinaire dégustées les mois en « r », les huîtres sont des hermaphrodites cycliques qui alternent les phases mâles et femelles, en sécrétant leur laitance l’été. Ce « lait », contenant le sperme et les ovules, les rend impropres à la consommation, mais bien davantage nous alerte sur les fantasmes inoculés par ces sécrétions douteuses. Dans ces conditions, l’huître triploïde, boostée aux antibiotiques et minimisant ses pertes d’énergie dans les fonctions reproductrices, est un business éminemment juteux, dont l’impact environnemental laisse craindre les pires scénarios : de la stérilisation de toute l’espèce à la fertilisation d’huîtres censée être infécondes, en passant par la mortalité suspecte des larves triploïdes et diploïdes. Dès lors que l’on contrôle le vivant pour en augmenter ou limiter la (re)production, la vie prend le large, nous rappelle Stéphanie Sagot. C’est cette histoire de la bifurcation, dressant sur un autre plan le patriarcat face à ses dérives et ses fantasmes d’expansion et d’accumulation qui nous est ici narré par le biais d’une scénographie archipélique.
Dans une ambiance tamisée, l’exposition pose le cadre d’un imaginaire qui navigue entre le domestique et l’océanique, le fini et l’infini, les surfaces réfléchissantes de notre postmodernité et les mystères des profondeurs de la mer.e. Dans le souci d’appréhender les cycles, biologiques ou saisonniers, et le recyclage des matériaux, Stéphanie Sagot pioche, coud, rafistole, bricole des objets divers investis d’une aura singulière. On y rencontre un silure brodé sur la carapace d’une tortue-coussin, où le carnassier invasif se développe sur le dos d’une créature chinée en vide-grenier. Les sièges s’animent d’une quasi vie quand une table de chevet, à l’image des veilleuses pour bébé, paraît réconfortante et prendre soin d’étranges chimères. Plus loin, des filets de captation d’huîtres évoquent des mobiles de lit pour nourrissons ; d’une flaque de paillettes bleu électrique émerge des hordes de produits d’entretien devenus les abris d’anémones et autres monstres marins. Sur un banc, deux gâteaux réalisés en biscuit de céramique semblent rejouer le trouble binaire du bleu et du rose, mais sous leurs petits noms ambigus, « Dans ta bouche », « Je voudrais que tu sois heureux », se lit plutôt le trouble de la maman et de la putain. Sa voix chuchote et son écriture se matérialise en un néon rose-fluo-superhéros-en-berne. Le Rire de Méduse de Donna Haraway répond au livre du commandant Cousteau, Pieuvre la fin d’un malentendu. Un monde s’éteint, un autre s’éveille.
Le domestique prend ainsi les allures d’un rapport renouvelé à l’éco-nomie et à l’éco-logie, toutes deux fondées sur l’oikos (la maison) à quoi on associe le logos (connaissances) ou le nomos (administrer). Cette tension dresse une parabole biopolitique entre veillance et surveillance, soin et contrôle, élevage et éducation, domestication et transmission. Au fond s’entendent les murmures de celleux qui cherchent à tisser quelque chose qui nous survit et que l’on peut léguer à une descendance. Se télescopent et se superposent des mondes, où il ne s’agit plus d’opposer les privilèges des un.e.s aux acquis des autres, mais d’insuffler des perspectives inclusives qui renversent les hiérarchies établies. Polysémique, l’exposition opère ainsi un chiasme entre textile et textuel, travaux de dames (assignées à résidence) et renouvellement de voix émancipatrices. L’exposition se situe en cela à l’interaction des points de friction entre l’onirique et le pragmatique, dans cette zone de contact et de métamorphoses qui nous plonge dans un rêve éveillé. Elle inspire l’idée d’un débordement de la vie nocturne dans la vie diurne qui se profile par le bas et l’ordinaire sans imposer les hauteurs de l’esprit ni la tyrannie de l’optimisation de la vie.