Barthélémy Toguo. Sols Rouges
Sols rouges
La terre est rouge et imbibée de fer, poussiéreuse et irritante lors de la saison sèche, gluante et salissante, en saison des pluies. À Bandjoun, dans l’ouest du Cameroun, a émergé depuis quelques années un bâtiment étrange, recouvert de mosaïques et dont la hauteur dépasse toutes les architectures et les végétations environnantes. Ce lieu atypique, ayant valu à son propriétaire l’appellation de sorcier, est devenu une terre d’accueil et de rencontre entre des artistes et un public toujours plus curieux et nombreux, entre des femmes et des hommes, des noirs et des blancs, des jeunes et des moins jeunes. Barthélémy Toguo y a ouvert le premier Musée d’Afrique, un musée alliant une collection d’art traditionnel africain et des œuvres d’artistes internationaux avec une programmation d’expositions temporaires contemporaines ; un Musée dont la vocation est de faire maison et où tous les résidents partagent une table aussi longue qu’il est possible d’en aligner.
L’œuvre de Barthélemy Toguo s’inscrit dans ce battement. Au Cameroun, à la question banale d’un « C’est comment ? », on réplique « On se bat » ou « On est là, non ? », toujours vivant et persévérant malgré les obstacles nombreux du quotidien, ou les difficultés à exercer une activité en raison des ombres administratives qui régissent le pays. Lorsqu’on se quitte, on lance un « On est ensemble ! ». La beauté des formules de salutations en dit long sur les manières de vivre et d’habiter le monde, là-bas, au Cameroun. Plus que des habitudes ou des réflexes routiniers, elles expriment l’empreinte symbolique du rituel et du lien à la communauté. À la lutte des espèces pour la survie se dessine une solidarité, une harmonie nécessaire entre les individus et leur milieu.
Toguo est revenu au pays, quand d’autres risquent leur vie dans l’illusion d’un monde meilleur. Partout grondent et se superposent des crises financières, environnementales ou identitaires ; partout la fin d’un monde humain hante les esprits et réduit en bouillie les derniers espoirs. La Méditerranée est devenue un tombeau. Une espèce animale ou végétale disparaît toutes les 20 minutes de la surface de la terre, soit à peu près autant de Camerounais trépassant du sida chaque année. Nous n’entendons plus les cris des arbres qui brûlent vivants sous les flammes de Bolsonaro. Nos marches pacifiques sont accueillies par des gaz lacrymogènes au nom de gouvernements censés nous protéger. Alors à quoi bon ? À quoi bon s’obstiner à créer, à inventer, à s’émerveiller quand le monde court à sa perte ? Quand le désastre nous coupe de notre relation cosmique en nous privant du sens et de la cohérence qui, seuls, nous permettent de résister et d’exister. Nombreux sont ceux qui baissent les bras, qui se refusent de jouer le jeu ambigu de l’art contemporain. Face à l’urgence, les acteurs de l’art brandissent des thèmes : l’anthropocène, les migrants, le postcolonial, les femmes, le vivant, le queer…Aussi louables et importants soient-ils, font-ils bouger les lignes ? Inscrivent-ils au cœur des chairs qui se meurtrissent le soubresaut qu’ils appellent de leurs vœux ? Leur systématisme est devenu suspect, leur programmation une mode ou une stratégie de communication plus qu’un réel engagement ou une véritable réflexion. L’on s’indigne, et l’on n’agit plus. Quand parfois demeurer silencieux manifeste un statementplus enviable que de s’agiter, signer à tour de bras des pétitions relayant son nom, ou partager tous azimuts des posts sur Facebook, dont la vérité des informations ne peut plus être sourcée. L’engagement s’est dévalué ces dernières années, il est devenu un gros mot, où l’on se cache derrière un positionnement éthique, parfois implicite, parfois prescripteur, voire moralisateur. Aujourd’hui, l’on ne mesure plus l’engagement d’un artiste à ce qu’il dénonce ou énonce dans sa pratique artistique, mais à l’implication que ses gestes ont dans le réel, au quotidien et dans le long terme. Mais au péril de quoi ? D’un assèchement de la sensibilité.
Toguo a compris qu’il ne fallait pas céder l’un à l’autre, qu’il n’était pas nécessaire d’abandonner son art pour devenir activiste ou militant, qu’être impliqué c’est aussi refuser l’évidence de l’utilité publique, la mythification du rôle de l’artiste, la démonstration médiatique de son effectivité. Toguo cultive les âmes, les esprits et les plantes, élève des cochons et des stations radio, torréfie le café et la liberté de penser. Ses œuvres sont à son image, connectées au monde, en prise avec les préoccupations écologiques et sociales. De ses tampons administratifs à ses aquarelles, de ses installations à ses performances, en passant par les centres communautaires bâtis à Bandjoun, Yaoundé et bientôt Douala, avec ses bibliothèques, ses résidences et son volet agricole, son œuvre agence un maillage complexe qui ne fait qu’un, ou plutôt qui fait un nous. À partir des artifices et des rites, mais aussi des échanges et des ressources économiques, il déploie une réflexion sur les fondements de notre participation au monde.
Toguo, l’homme qui parlait de lui à la troisième personne, plus conscient de la responsabilité qui lui incombe que porté par un ego démesuré, a fait le choix d’être-là, le choix de l’urgence et du collectif, de la vie des œuvres et de l’œuvre d’une vie.